Jean-Pierre Orfeuil analyse depuis trente ans les comportements de déplacements, leur sensibilité aux politiques en matière d'urbanisme et de transport, leurs conséquences en termes économiques, sociaux et environnementaux. Il est professeur à l'Institut d'Urbanisme de Paris. Il a récemment publié deux ouvrages remarqués, Une approche laïque de la mobilité (Descartes & Cie). Il fait partie de la communauté des chercheurs dont les analyses (quand celles-ci sont prises en compte) peuvent éclairer les décideurs sur la pertinence de nos politiques de déplacements.
Morceaux choisis :
"Comprendre la mobilité, c'est d'abord comprendre, en dehors de toute logique technicienne, le lien qui unit la réalisation d'activités et nos capacités à nous mouvoir dans l'espace, ce qui implique de ne pas se cantonner à des approches sectorielles. C'est aussi se doter de moyens raisonnables pour comprendre ce que chaque politique change dans le quotidien des gens, en bien ou en mal, et sa capacité à atteindre ses objectifs".
"Très prosaïquement (...), on peut considérer qu'une activité qui mobilise de l'ordre de 7% de notre temps éveillé, à laquelle nous consacrons collectivement plus de 200 milliards d'euros et qui mobilise près de 3 millions d'emplois pour sa réalisation (en France) mérite quelques attention..."
"Ce n'est pas parce que chacun est acteur de son déplacement qu'il en est le décideur de fait. La grande distribution a non seulement imposé l'idée que le consommateur peut venir à elle, mais elle a aussi, dans bien des endroits, tellement contribué à assecher le commerce local de base qu'il doit venir à elle. Le chômeur qui refuserait l'emploi que lui propose l'ANPE au seul motif qu'il est à 20 kilomètres de son domicile, qu'il ne peut y aller qu'en voiture, ce qui serait mal pour l'avenir de la planète, risque davantage de percevoir le RMI que de se voir attribuer une médaille du Ministère du Développement durable".
A lire également : Mobilités urbaines, l'âge des possibles (Les cahiers de l'info).
Je reproduis ici un point de vue publié par Jean-Pierre Orfeuil dans la lettre des jeunes chercheurs de l'Institut d'Urbanisme de Paris (Passerelle, N°3, juin 2006) :
"On répète avec raison que les chercheurs doivent sortir de leur tour d’ivoire et apporter leur contribution aux débats de société, ce que nous faisons au CRETEIL. Lorsque nos résultats vont dans le sens des croyances dominantes, tout va bien. Dans le cas contraire, on expérimente les risques du métier, ce qui n’est pas grave à titre personnel lorsqu’on est professeur, ce qui est plus ennuyeux pour le bon fonctionnement de la société, dont les élites semblent décidément rétives à l’évaluation indépendante.
Nous nous sommes intéressés à la soutenabilité des coûts des transports urbains. Il s’agit d’évaluer les besoins de financement public induits par ces services (on dit que la dépense publique est trop élevée), de les répartir entre le fonctionnement et l’investissement, d’en étudier l’évolution sur une période assez longue.
Résultat pour l’ensemble de la France :
Un quart du coût des transports publics est payé par les usagers, les trois-quarts sont financés par une taxe prélevée sur les employeurs au prorata de leur masse salariale (pour stimuler l’emploi, ça se discute) et par les finances publiques (essentiellement fiscalité locale). Le coût public, pour l’ensemble de la France, est égal (transport urbain seul) ou supérieur (transport urbain et régional) au budget des universités. Jusque-là, rien à redire du point de vue scientifique, ce partage et ce montant sont des choix politiques. On souhaiterait simplement que la population en soit informée et qu’elle mesure le sens de la priorité à la recherche quand les salaires des jeunes chauffeurs et des jeunes maîtres de conférences des universités sont identiques, pour un âge d’entrée dans la profession très différent.
Résultat en province :
Une dépense publique par voyageur proche du coût du taxi, pour une qualité de service dont on admettra qu’elle est inférieure.
Une croissance forte de la dépense de fonctionnement, une baisse de l’investissement, alors que depuis plusieurs années, on ne parle que de la priorité aux transports publics.
Une croissance de la dépense publique de 4,8 % par an en termes réels depuis 1995, absorbée aux 2/3 par les coûts de production par km (c’est-à-dire par les entreprises de transport).
Une progression faible du nombre de voyageurs, qui ne suit pas l’évolution de la dépense publique, et qui pose le problème de l’adéquation des nouvelles offres à la demande.
Là, le scientifique peut évoquer des questions d’efficacité économique, de divergence des paroles publiques et des actes, de captations des rentes associées aux dépenses publiques par les opérateurs, de dissymétrie des informations entre régulateur et opérateur. Tout cela passe très bien quand il rédige un article compliqué dans une revue de langue anglaise qui n’est lue en France que par une poignée de pairs. Il mettra à son tableau de chasse un article dans une revue de catégorie A qui servira son avancement. Tout se complique quand le scientifique ne s’exprime pas en novlangue. Il rend compte des problèmes, observe que les transports régionaux sont sur le même chemin, mais aussi que nos groupes de transport se sont adaptés à d’autres contextes lorsqu’ils sont opérateurs à l’étranger. La vertu est donc affaire de contexte.
Résultat pour nous, après la publication par Infrastructure et Mobilité : pas de contestation des résultats, une promesse de contrat de recherche non tenue, des insultes lors du congrès des maires des grandes villes, des “ pairs ” qui se tiennent à l’écart des débats, soucieux des futurs contrats de recherche. La vertu est à nouveau affaire de contexte … Vive la tour d’Ivoire ?
Commentaire et remise en pespective politique de l'analyse :
Si l'on ne peut que souscrire aux objectifs ambitieux du Grenelle de l'Environement de réaliser d'ici 2020 la mise en chantier de 1500 kms de transports collectifs urbains en site propre, certaines associations d'élus, comme l'AdCF et le GART, attirent l’attention des pouvoirs publics sur la question de la « soutenabilité » financière d’un tel effort pour les agglomérations françaises, compte tenu notamment des charges d’exploitation croissantes des réseaux de transports collectifs.
Au vu des estimations financières réalisées par le GART, et qui mériteront d’être régulièrement actualisées, cet effort représentera 18 milliards d’euros d’investissements et environ 2 milliards de charges annuelles d’exploitation supplémentaires en vitesse de croisière, soit l’équivalent du produit de versement transport actuellement perçu par les autorités organisatrices des transports urbains (AOTU) de province.
L’AdCF constate que les travaux du comité opérationnel n’ont guère permis à ce jour d’apporter des réponses suffisantes à la question du financement de l’exploitation de la compétence transports pour les agglomérations, ce qui laisse augurer d’une sollicitation croissante de leur budget général et ce à des rythmes de progression rapidement insoutenables (voir sa note de réaction).
Signalons également que l'objectif des 1500 km de lignes nouvelles de TCSP ne concerne pas l'Île-de-France, région où le désengagement financier structurel de la puissance publique au cours des décennies 1980 et 1990 entraîne aujourd'hui des conséquences d'une gravité exceptionnelle.
Remise en pespective politique de l'analyse - 27 juin 2009 :
La Commission des affaires économiques du Sénat a examiné ces derniers jours le rapport et les amendements du titre II du projet de loi portant Engagement National pour l'Environnement (ENE), dit « Grenelle 2 », volet du projet de loi relatif aux transports et lourd d’enjeux pour les communautés autorités organisatrices en matière d’attribution de nouvelles compétences et d’octroi de nouvelles sources de financements pour l’organisation des transports urbains. Concernant le volet financement des transports collectifs urbains, le principe de l’instauration d'une taxe sur les plus-values immobilières liées à la réalisation d'une infrastructure de transport collectif a été adopté. La question de l’assiette de cette nouvelle taxe n’a pas encore été tranchée. Les amendements visant à réintroduire la possibilité d’instituer un « péage urbain » ou relatifs à d’autres outils de financements nouveaux pour les collectivités territoriales ont été en revanche écartés à ce stade.
Conclusion : aurons nous les moyens de nos ambitions?